L’Ordre Maçonnique existe-t-il encore ?

Départager l’illusion de la réalité.

« M’avez-vous donc si mal compris que vous confondiez encore l’Ordre et les obédiences ? » 

Marius Lepage, membre du GODF
L’Ordre et les obédiences, 1956 

Avant-Propos

Il convient de préciser que ce discours est seulement celui d’un maître écossais de Saint-André (on entend parfois parler, à tort, d’un double grade Maître Écossais+Parfait[1]), c’est-à-dire d’un maçon du Régime Écossais Rectifié, pas encore reçu dans la classe chevaleresque du Régime, dite précisément de l’Ordre Intérieur et composée des grades d’Écuyer Novice et de Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte.

Étant Maître Écossais de Saint-André, le parcours maçonnique de l’auteur s’est déroulé exclusivement au sein de loges travaillant au sein du Régime Écossais Rectifié. Il y a accompli le cursus de la 1ere classe, dite symbolique, sur laquelle on reviendra dans cet exposé.

Ses connaissances des autres rites et des systèmes qui leur sont propres se bornent à une simple prise en compte de leur existence. Pour comprendre quelles étaient les frontières du RER, il a fallu rendre visites à d’autres loges pratiquant d’autres rites dont l’éloignement varie considérablement. Certains rites, certaines pratiques, peuvent être très proches du RER tandis que d’autres y sont totalement étrangers, voire hostiles. Dans un cas comme dans l’autre, il importe de connaître les frontières qui fondent la singularité (c’est-à-dire le caractère singulier et unique) du Régime Écossais Rectifié, en tant qu’expression à part entière de l’Ordre.

Ainsi, lorsque qu’il est question d’Ordre dans ce propos, il est fait exclusivement référence à celui porté par le Régime Écossais Rectifié dont la deuxième classe, dite de l’Ordre Intérieur et d’essence chevaleresque, donne l’indice d’un Ordre bien distinct et séparé de toute autre idée que l’on peut se faire de l’Ordre maçonnique.

Introduction : Vous appartenez à l’Ordre d’un temple qui est détruit.

Est-il nécessaire de rappeler en premier lieu qu’une large partie du monde maçonnique aime à se revendiquer fièrement une paternité quasi directe avec un certain Ordre du temple ? Ordre qui n’est pas toujours bien défini d’ailleurs dans l’esprit de certains frères mais qui, par une opération plus ou moins mystique et aléatoire (n’ayant bien sûr aucun lien avec une quelconque croyance religieuse), leur permettrait d’atteindre passivement, en restant sur les colonnes et en « passant à travers le rite », les plus hauts degrés de la sagesse divine, ce qui n’est pas sans laisser planer le doute sur le sérieux de cette approche et sur l’authenticité initiatique de ces loges qui ne craignent pas de professer des enseignements largement erronés[1].

Si vous ne l’aviez pas encore remarqué, le Temple de Salomon, qui est le « Type Vrai de la Franc-Maçonnerie »[2] est un temple qui fut détruit à maintes reprises et qui n’existe plus aujourd’hui. Certains mêmes aiment à suggérer qu’il ne fut que légendaire et que sa seule existence symbolique suffira aux maçons pour commémorer le Temple idéal.

N’insistons pas davantage sur ce sujet qui continue de faire couler l’encre des spécialistes. Quoi qu’il en soit, la revendication de notre appartenance à un tel « Ordre du Temple », nous force, si l’on veut être sérieux et honnête avec nous-mêmes, à nous interroger sur le type d’Ordre auquel nous nous flattons d’appartenir.

          I.         La franc-maçonnerie est-elle un Ordre caché?

De manière fort surprenante à propos de cet Ordre respectable duquel nous nous enorgueillissons trop souvent d’appartenir, beaucoup de maçons aiment laisser planer le mystère à son sujet en entretenant rumeurs et on-dit. Paradoxe malsain dont il importe de connaître l’existence, particulièrement pour un jeune apprenti que la naïveté peut trop souvent livrer à quelques loges usurpatrices.

Méfions-nous des faux secrets, des faux frères et de la fausse religion. On entend dire que la franc-maçonnerie est une voie de l'occultisme, qu'elle est secrète, qu’elle agit dans l’ombre. En laissant dire cela, on laisse entendre qu'il s'y passe des choses inavouables, interdites voire licencieuses, illégales et répréhensibles. On colporte un tas de faux secrets à propos de l’Ordre maçonnique. Inévitablement, cela entraîne des répercussions sur sa réputation et son intégrité.

Les faux secrets alimentent la peur du complot et font la ruine de l’Ordre. Ces faux secrets sortent parfois de la bouche de maçon eux-mêmes ! Que ce soit par mimétisme d’anciens frères, par ignorance ou par souci de faire du second degré en faisant des plaisanteries très mal à propos, tous ces faux secrets sont nécessairement mal compris par le monde civil et profane. Celui-ci se fait une idée complètement erronée de la nature de l’Ordre (complot, sacrifices, etc). Pire ! Il profite de l’occasion d’une mauvaise plaisanterie pour l’instrumentaliser contre nous et jeter le discrédit sur notre Ordre. Pour le dire dans une langage contemporain, la franc-maçonnerie n’est pas exempte du fléau de « l’intox » et des « fake-news ».

Il y a les faux secrets issus de la négligence des frères. Il y a ceux issus de leur ignorance. Ils se retrouvent tous dans la circulation de suppositions et de rumeurs infondées mais vivement partagée par l’opinion publique à propos de notre Ordre.

Certains maçons font de la négligence. Il arrive que des frères et des sœurs, quel que soit leur grade, disent des bêtises parce qu'ils ne font pas vraiment attention à l'importance de leurs paroles. Combien de fois avons-nous entendu des frères plaisanter, entre la fin des travaux et le début des santés, sur d’inexistants sacrifices d’animaux (ou d’enfants!) … Ce genre de comportement ne fait hélas pas preuve d’une grande intelligence. « Mais arrête! Il faut bien rigoler un peu! Ça détend l’atmosphère ! » … Ah oui ? Si ce genre de plaisanteries sert à détendre l’atmosphère, demandons nous ce qui pousse ces frères à vouloir détendre une atmosphère qui allait pourtant très bien (n’aurions-nous pas la même?). D’autre part, il y a fort à douter que la teneur de ces plaisanteries ait un quelconque effet bénéfique sur l’ambiance hypothétiquement tendue. Bien souvent ils ne se rendent pas compte que d’autres frères les écoutent, parfois des plus jeunes, des plus naïfs. Ils pensent que leurs petits propos sont sans conséquences et que tout le monde comprend leur second degré génial. Ils se trompent! Ils ne se rendent pas compte que leurs paroles entraînent des conséquences et que personne n’aime ni ne comprend leurs sous-entendus. Ils pensent que la maçonnerie est une légèreté, un divertissement, un amusement du jeudi soir ou du samedi matin. Ils alimentent sans le savoir animosité et crainte vis-à-vis de l'Ordre. C’est un comportement négligent et irresponsable.

Il y a aussi les faux secrets issus de l’ignorance. En plus de ne pas vraiment prêter attention à ce qu’on dit et de ne pas avoir une très haute opinion de l'importance de l'Ordre maçonnique, il arrive aussi que par manque de culture, par manque de lectures, par manque d'études sur le sujet qu'est la maçonnerie on dise des choses qui sont fausses. Cela arrive.

Par exemple on entend parfois dire que la franc-maçonnerie exige que l'on se plonge à un moment donné dans les ténèbres, que l’on fasse un « pas de côté »[3] et que l’on se mette à marcher sur les carrés noirs du pavé mosaïque, soi-disant « pour faire l'expérience du mal ». Attention! Cette expression est une erreur, elle est réductrice. Elle est tellement réductrice qu'elle génère un tas de contresens. Au régime écossais rectifié il n'est jamais question de se laisser tenter par les ténèbres.

L’Ordre maçonnique rectifié exigeant un haut degré de connaissance, en entrant dans l'Ordre on doit savoir qu’il va être exigé de nous beaucoup d'études. Parfois on a déjà une large culture générale avant d'entrer dans l’Ordre. Tant mieux! D'autres fois on a moins de culture et moins de savoir issus de notre vie profane. Ce n'est pas grave, mais il faut savoir qu'il va falloir travailler.

Ainsi, la négligence et l'ignorance qui sont parfois les nôtre si nous ne faisons pas attention et que nous nous laissons aller, génèrent des suppositions et des rumeurs qui sont un véritable fléau pour l'avenir de la maçonnerie.

Tirons une première leçon de cette vision erronée de l’Ordre. Nous devons absolument rester très circonspects dans ce que nous disons et ne jamais relâcher notre vigilance vis-à-vis de la perception que peut avoir le reste du monde de l'Ordre maçonnique. Autrement dit, on ne badine pas avec l’Ordre. Il est suffisamment difficile de se défendre contre les attaques antimaçonniques (faut-il rappeler les différentes bulles fulminées par Rome qui ont condamné et condamnent encore l’Ordre maçonnique[4] ?) pour ne pas tendre en plus le maillet pour se faire battre !

De grâce, ne faites pas de plaisanteries de mauvais goût à propos de la Franc-maçonnerie. On ne badine pas. Dans le doute, abstenez-vous ! Il en va de la pérennité de l'Ordre.

*

Dans la continuité des illusions relatives à l'Ordre maçonnique, il y a deux types d'erreurs que l’on fait couramment quand on parle de la maçonnerie et qui sont de grands dangers qu'il semble important de relever. Le premier est l'universalisme ; le second est le sectarisme.

L'universalisme, c'est quoi ? L’universalisme philosophique repose sur une idée née au siècle des « Lumières » qui est la suivante : les humains sont supérieurs au reste des créatures du fait qu'ils disposent de la raison et de la parole et qu'ils peuvent s'organiser entre eux et s'accorder, en recherchant systématiquement le consentement universel.

Cette définition est vraie.

Le problème, c’est qu’en ne la nuançant pas, l’homme entre dans une relation malsaine de toute-puissance vis-à-vis de ce qui l’entoure et, pire ! vis-à-vis de son Créateur. Sa raison ne connaît plus de limite. Ne connaissant plus de limite, il déraisonne, il devient fou. Il juge de tout, même de son Créateur. Se croyant habilité à juger de tout, il commet des erreurs grotesques et finit par juger sans preuve. Quand on juge sans preuve, on est dans le préjugé. Étant dans le préjugé, l’orgueil qu’on essaie de cacher parait au grand jour et on est obligé de surenchérir avec toujours plus de jugement et de justification.

Attention ! la Franc-Maçonnerie n’est pas universaliste. Il y a un idéal de franc-maçonnerie universelle, oui ! Mais on n’a jamais entendu dire chez les premiers maçons que les hommes étaient meilleurs que Dieu, voire qu’ils pouvaient le remplacer. Pour les fondateurs de la maçonnerie, au XVIIIe siècle, celle-ci est dénuée de sens sans la présence de Dieu[5]. L’homme lui est subordonné et n’est pas le centre universel.

L’universalisme noie le poisson. Il évite par tous les moyens d’avoir à répondre à la question fondamentale « D’où venons-nous et où allons-nous ? ». Avec l’universalisme, on ne sait jamais ni où l’on va, ni d’où l’on vient, ni ce qu’on doit faire.

Deuxième grand danger, le sectarisme. Qu’est-ce que le sectarisme ? C’est tout l’inverse de l’universalisme. Le sectarisme est un absolutisme de la spiritualité. On voudrait que tout soit pur, on devient un fanatique de la pureté et on oublie que le monde est une affaire de nuance et que la nuance est la divine intelligence.

Il y avait dans les temps antiques une noble notion de la secte. Sectum veut dire « coupé », « séparé », en latin. Certaines sociétés initiatiques et religieuses se séparaient volontairement du reste du monde pour permettre à leurs membres de suivre un apprentissage spirituel complet. Dans le peuple juif, c’était le cas des Pharisiens, des Sadducéens, des Esséniens, des Zélotes, d’autres encore. Elles n’avaient pas toutes des intentions honnêtes, mais certaines se vouaient au salut de l’homme.

Encore aujourd’hui, les monastères ont conservé cette forme de secte antique. Quand on entre au monastère, on se coupe définitivement du monde profane. D’ailleurs il s’agit bien d’Ordres, au pluriel (franciscains, bénédictins, chartreux, cisterciens, etc). Chacun de ces Ordres a la garde de quelque chose en particulier (un enseignement, une relique) qu’il conserve en général dans le sanctuaire du lieu où il se rassemble.

Il y a une approche intelligente dans le fait de se retirer au monastère et dans le fait de se séparer du monde.

Le sectarisme cependant est la dérive malsaine du désir de se retirer des obscénités du monde profane et de l’universalisme. D’où l’importance de pratiquer la nuance. Sinon on étouffe tout.

Universalisme qui noie tout. Sectarisme qui étouffe tout. Les deux se rejoignent dans l’obscurantisme. Noyer la connaissance dans un flot d’éléments indistincts ou l’étouffer d’une main autoritaire. Le résultat est le même. L’Ordre est asphyxié. La richesse qu’il doit protéger est pillée. On échoue systématiquement si on n’est pas dans la nuance qui permet d’allier l’utopie d’un Ordre universel et la rigueur d’un ordre élitaire. Asphyxié, l’Ordre devient tragiquement tout ce pourquoi il lutte : une société qui maintient ses membres dans l’ignorance, car l’ignorance, c’est ce qu’on obtient lorsque la connaissance est asphyxiée.

        II.         L’Ordre dont il est question au RER est un Ordre ancestral, issu des Patriarches et garant de l’initiation humaine et de la vraie religion.

Pour bien comprendre la source de ces illusions, on peut se référer à la tradition martinézienne[6] qui nous enseigne qu’à l’issue d’Adam, le culte primitif s’est divisé en deux.[7]

Première branche du culte primitif désormais divisé : celle d’Abel. Il s’agit du culte juste qui rend gloire à l’Éternel et qui a su conserver la pureté que l’Éternel avait donnée à Adam, son géniteur[8]. Ce culte qui s’est maintenu dans la pureté de l’homme originel permit de repositionner Abel à sa juste place, qui est celle de l’humilité, c’est-à-dire de l’homme qui se prosterne à terre et retourne à l’humus en signe de reconnaissance du Vrai Dieu créateur de toute chose.

La seconde branche du culte primitif qui prend racine ce même jour, c’est celle du culte célébré par Caïn, provoqué et mystifié par le Tentateur, le mauvais génie, le démiurge, faux dieu qui, se faisant passer pour l’Éternel aux yeux de Caïn comme il l’avait fait pour son père, va semer dans son esprit le germe du crime qu’il va commettre contre son frère. Par ce crime, Caïn ouvre le culte criminel qui se perpétue depuis le commencement. L’homme, trompé par la ruse du Satan, croyant rendre le juste culte, ne se rend plus gloire qu’à lui-même. Dans cette désorientation totale de l’homme qui ne peut plus distinguer le vrai du faux, qui ne connait plus sa place, qui ne sait plus ni d’où il vient, ni où il va, ni ce qu’il doit faire, sombre dans l’orgueil, vestige perverti de ses puissances et facultés spirituelles et divines qui lui ont été données du Père.

Dans cet état de désespoir de l’homme et à travers tout l’ancien testament qui n’est que le grand récit de la ligné des patriarches issus d’Adam[9], va survenir une naissance qui sera le pivot définitif de la réparation du culte primitif. Cette naissance, dont on raconte que la scène se passe une nuit de décembre, dans une étable d’un petit village de Judée baptisé Bethléem[10]. C’est dans ce contexte hautement symbolique par ailleurs que le petit enfant de Marie prendra son premier souffle et commencera la destinée qu’on lui connaît.

Jésus-Christ, de part ce nom Ieshoua+Hristos signifie « le sauveur oint de l’huile divine et qui oint son prochain de l’huile divine ».[11]

Une fois ce coup d’œil rapide à la tradition martinézienne bien intégré, il est plus aisé de comprendre de quelle nature est constitué cet Ordre Maçonnique, rectifié par Jean-Baptiste Willermoz en 1778, et quelle est sa véritable mission.

Cet Ordre ancestral, ce culte primitif, Joseph de Maistre l’appelle la « vraie religion (…) qui naquit le jour où naquirent les jours ».  Sous la plume du compte chambérien, auteur philosophe et fervent catholique, ce n’est pas peu dire. Une formule qui ne laisse aucun doute sur ses convictions et qui éclaire sur le rôle qui doit être celui de la franc-maçonnerie : « L’origine de l’Ordre est si reculée, qu’elle se perd dans la nuit des siècles ; tout ce que peut l’institution maçonnique, c’est d’aider à remonter jusqu’à cet Ordre primitif, qu’on doit regarder comme le principe de la franc-maçonnerie » 

L’Ordre maçonnique est un dépositaire de ce culte qu’Adam devait pratiquer en Eden pour la gloire de l’Éternel. Dépositaire de ce culte, l’Ordre promet une jouissance spirituelle surabondante à ses membres s’ils savent en admirer la beauté cachée.

La franc-maçonnerie est un Ordre enseignant les facultés, vertus et puissances spirituelles et divines contenues dans ce culte dont elle est dépositaire. On le pressent avec la présence des surveillants et des outils symboliques qu’il convient de maîtriser. Tous ces outils sont concentrés dans le Compas, symbole de l’Esprit, qui précède la matière que l’on retrouve dans l’équerre.

L’Ordre a pour but de nous emmener en Haute Connaissance. Pour ce faire, il nous fait passer par une série d’épreuves qui ont pour but de nous préparer à cette connaissance. La haute connaissance est une connaissance spirituelle, une connaissance divine et même la connaissance divine la plus accomplie qui soit permise à l’homme de connaître. La tradition juive l’appelle Yo Hé Va Hé, יהוה, Je Suis, l’imprononçable, la Parole Perdue.

Il est dit que lorsque l’on connaît Dieu, on meurt. Cela n’est pas sans rappeler notre passage en chambre de préparation où il est question de notre soumission à la mort, de vie souillée et de mort qui a réparé la vie. Dans la chambre de préparation, le candidat entre dans l’état intermédiaire de la mort réparatrice. Dans le grade de Maître Écossais de Saint-André, il la quitte.

Par les épreuves que l’Ordre nous impose tout au long des grades de la classe symbolique, nous nous préparons à l’avenir, nous nous préparons à rencontrer Dieu pour renaître à la vie divine, c’est-à-dire nous nous dépouillons des apparences trompeuses, nous faisons mourir la partie corrompue de notre être, partie spirituellement souillée, profane, pour renaître en esprit et en vérité. Il ne s’agit plus simplement de passer à travers la vie, mais de devenir et être la vie elle-même qui est.

Lorsque l’on est dans la jouissance de la Haute Connaissance divine, on prend conscience que cette connaissance doit impérativement être protégée. C’est ainsi qu’apparaît l’idée d’un Ordre hautement responsable et protecteur. Les épées ne sont pas portées de manière anodine pour tous les frères et sœurs. Ce n’est pas simplement pour faire joli qu’il y a une gestuelle importante autour de l’épée. Quand on entre dans l’Ordre, on doit savoir qu’il y a un devoir de protection à l’égard de ce dépôt initiatique qu’il renferme. Cette protection est cruciale. L’Ordre doit défendre cette connaissance divine des assauts de son seul véritable ennemi qui est l’ignorance, qui s’insinue partout, en tout, et qui prend des formes diverses, la plus essentielle étant le nihilisme ou relativisme qui voudrait nous faire croire que « tout se vaut » et que la vérité n’est pas de ce monde.

Si ! La vérité est de ce monde. Ce n’est pas parce qu’elle nous échappe sans cesse que nous pouvons dire effrontément qu’elle n’existe pas.

Enfin, puisqu’il est jouissance et protection de « la chose même », le dernier devoir de l’Ordre est dans la transmission. L’Ordre maçonnique est un Ordre conservateur. C’est pour cette raison que la truelle est sur l’autel du Vénérable Maître qui doit sans cesse restaurer et conserver la solidité de ce temple qui est gardien de l’héritage divin, fameuse arche d’alliance.

Pour conserver cet héritage, l’Ordre doit sans cesse le transmettre à ses membres, de génération en génération, c’est-à-dire transmettre cette connaissance dans toute sa pureté, sans aucune altération. Si l’on transmet une connaissance corrompue, on faillit à la tâche que l’Ordre nous impose, le temple est encore une fois détruit et il faudra tout recommencer.

Réjouissons-nous toutefois, car nous vivons des temps providentiels : aujourd’hui l’enseignement de nombreux grands maîtres de l’humanité a été sanctuarisé par la modernité (tout n’est pas à jeter ; on manquerait beaucoup de sagesse à ne pas s’en apercevoir), comme le fond Willermoz à la BML ou le fond Bayot à la BNF (bien d’autres encore) qui conservent sous haute protection de nombreux documents originaux d’une valeur inestimable pour la pérennité de l’Ordre. Les risques de perdre définitivement ces documents sont aujourd’hui très minces. Cela permet une sauvegarde permanente du travail qu’il reste à l’Ordre d’accomplir, par un retour aux sources permanent qui annule les erreurs du passé et restaure, refonde, ressuscite l’Ordre dans un état indemne de toute corruption.

Conclusion : Rappelons-nous que nous travaillons toujours « pour le bien de l’Ordre en général et cette Loge en particulier » qui, en sous-entendu, est la composante essentielle de l’Ordre.

Les quatre points cardinaux que nous voyons représentés sur le tapis de loge désignent « l’universalité de l'Ordre répandu dans les quatre parties du monde et l’union de toute ces parties »[12]. Cela veut dire quelque chose d’extraordinaire et plein d’espérance pour l’avenir de l’Ordre : partout où il y aura des hommes l’Ordre peut émerger. Idée prodigieuse. Sentiment magnifique que tous peuvent ressentir à l’intérieur de soi et que ce passage de la Règle, d’une saisissante sensibilité de poète, retranscrit à la perfection : « (…) si ton cœur sensible veut franchir les bornes des empires et embraser avec ce feu électrique de l'humanité tous les hommes, toutes les nations ; si, remontant à la source commune, tu te plais à chérir tendrement tous ceux qui ont les mêmes organes, le même besoin d'aimer, le même désir d'être utile et une âme immortelle comme toi, viens alors dans nos temples offrir tes hommages à la sainte humanité ; l'univers est la patrie du maçon et rien de ce qui regarde l'homme ne lui est étranger. »[13]

Des frères demandent souvent quelles sont les conditions à la fondation d’un avant-poste de l’Ordre. Pour les trouver, pour connaître « les règles de nos devoirs », il n’y a qu’une seule voie ; méditer en profondeur « toutes les leçons que l’Ordre nous adresse ». Rituels d’origine, instructions morales, demandes et réponses, règle en 9 points, code des loges réunies et rectifiées, code des CBCS, cahiers D[octrinaux], correspondances, traité des deux natures, etc. Les sources historiques foisonnent[14] ! Willermoz nous a laissé un véritable manuel pratique à l’usage des loges et disponible dès le 1e grade.

Partant de l’intérieur de nous-même, par un vrai désir et une libre volonté du cœur, l’Ordre s’externalise pour vivre parmi les hommes et les faire vivre à la sagesse. Ainsi, est-il de la plus haute importance de nous mettre au service de l’Ordre véritable, en sachant le distinguer des obédiences[15], en cessant de nous contenter de son écorce pour chercher à en extraire la sève exquise et sacrée.


[1]Ces erreurs étaient déjà fort bien connues par les véritables cherchants et initiés du XVIIIe siècle. Au chapitre VI du rituel d’apprenti, Du frère préparateur et de ses fonctions ainsi que dans le cahier particulier partie du préparateur (Ms BnF FM4 518 – voir annexe en p.13) on lira les extraits suivants, qui éclaireront beaucoup le lecteur sur les précautions extrêmes prises pour garantir l’Ordre des dangers d’une morale trop relâchée : « [Préparateur] Monsieur (…) la loge (…) m’a député vers vous afin de connaître vos vrais sentiments sur l’Ordre dans lequel vous désirez d’entrer (…)  L’Ordre ne devant pas accueillir des individus qui auraient une doctrine opposée à celle qu’il regarde comme la règle fondamentale, a dû, relativement à ceux qui désirent y être admis, établir des formes certaines pour connaître leurs vrais sentiments et leurs conformités (sic) avec ses lois, afin d’éloigner de ses assemblées tout prétexte de disputes ou d’oppositions d’opinions tendant à détruire la charité, la fraternité et l’union qui doit y régner essentiellement.  (…) si vous alliez malheureusement oublier vos bonnes résolutions, si les instructions qui vous seront données devenaient inutiles pour vous et que vos mœurs et votre conduite sociale devinssent absolument contraire aux principes de l’institution maçonnique (…) vos grades dans l’Ordre vous deviendraient alors plus dangereux qu’utiles (…) vous faisant perdre l’estime de vos frères. (…) Vous venez d’entendre, monsieur, des principes qui vous paraîtrons sévères en les comparant surtout avec ceux d’une multitude d’hommes que vous avez peut-être connus sous la qualification de maçon ; je vous invite vivement à ne pas confondre l’Ordre respectable des francs-maçons avec cette multitude d’individus et même de loges, qui en ont usurpé le titre. Tout homme, soi-disant maçon, toute association soi-disant maçonnique, dont les mœurs ne sont pas exemplaires et basées sur les principes que je viens de mettre sous vos yeux, ignorent ou méconnaissent le but réel et les véritables principes de la franche-maçonnerie, ils la dégradent par leur conduite, et bien plus encore par les fausses doctrines qu’ils ont adoptées et qu’ils ne craignent pas de professer. » Nous ne faisons rien que rappeler un avertissement pourtant lancé à tout candidat à la réception d’apprenti dans une loge réunie et rectifiée par tout frère préparateur, que le Vénérable Maître est censé choisir « parmi les frères les plus instruits [de la doctrine] dans l’Ordre »         

[2]Instruction Morale pour le grade d’apprenti.

[3] La visite en 2018 dans une loge au REAA du DH au cours de laquelle, alors jeune compagnon, ne pouvant être présent avant l'ouverture des travaux, on avait introduit l’auteur « rituellement » en loge, c’est-à-dire en devant reproduire les pas de l’apprentis et du compagnon. Il s’exécuta selon les instructions tout juste reçues au RER. La surprise fut générale. On vint le voir à la fin des travaux. Une sœur à l’Orient, « dignitaire de la fédération internationale du DH» avait de sérieuses suspicions “quant à l’authenticité de son grade de compagnon”, ce qui, en plus de révéler, à travers les pas de compagnon, la différence extrême qu’il y a entre les systèmes du RER et du REAA, témoigne de la profonde ignorance de certaines « personnalités maçonniques » à l’égard du RER, qu’ils regardent, sans jamais s’y être réellement intéressés, comme un régime qui manque cruellement d’ouverture d’esprit. Triste ironie du sort…

[4]Les plus connues entre autres, mais ce ne sont pas les seules : In eminenti apostolatus specula, 28 avril 1738, Clément XII - Humanum genus, 20 avril 1884, Leon XIII

[5]Déjà dans les constamment citées Constitutions d’Anderson « il ne sera jamais un athée stupide ou un libertin irréligieux », mais bien plus encore dans le RER, dont le 1e article de la Règle « en 9 points » intitulé Devoir envers Dieu et la religion commence ainsi « Ton premier hommage appartient à la divinité. Adore l’Être plein de majesté qui créa l'univers par un acte de sa volonté, qui le conserve par un effet de son action continue, qui remplit ton cœur, mais que ton esprit borné ne peut concevoir, ni définir. (…) que ton cœur, attendri et reconnaissant des bienfaits paternels de ton Dieu, rejette avec mépris ces vains sophismes, qui prouvent la dégradation de l'esprit humain lorsqu'il s'éloigne de sa source. (…) Fais à ce Dieu le sacrifice de ta volonté et de tes désirs, rends-toi digne de ses influences vivifiantes, remplis les lois qu'il voulut que tu accomplisses comme homme dans ta carrière terrestre. Plaire à ton Dieu, voilà ton bonheur ; être réuni à jamais à Lui, voilà toute ton ambition, la boussole de tes actions ». Ce n’est que l’aperçu de l’enseignement qui traverse de part en part le système didactique du RER.

[6]Ceci fait évidemment référence au traité sur la réintégration des êtres dans leur premières propriétés, vertus et puissances spirituelles et divines, de Dom Joaquim Martinez de Pasqually. Pour éviter les amalgames habituels entre martinismes, martinezisme, etc. rappelons sans laisser de doute sur l’auteur de cette pensée que, quoique Louis-Claude de St-Martin fut la main qui rédigea le traité, Martines de Pasqually en fut nécessairement l’auteur original.

[7]Ce point de doctrine compte parmi les plus essentiels. Voir à ce sujet le chapitre X de La doctrine initiatique du RER en dix leçons essentielles, J.-M. Vivenza, Dervy, 2022

[8]« Enfin, Abel se comporta comme Adam aurait dû le faire dans son premier état de gloire envers l'Éternel : le culte qu'Abel rendait au Créateur était le type réel que le Créateur devait attendre de son premier mineur. Abel était encore un type bien frappant de la manifestation de gloire divine, qui s’opérerait un jour par le vrai Adam ou le Christ pour la réconciliation parfaite de la postérité passée, présente et future de ce premier homme ; » Traité, paragraphe. 66

[9]L’ancien testament est rempli de prophètes, messagers divins et annonciateurs d’un sauveur qui permettent aux premiers hommes de vivre dans l’espérance malgré l’apparente désolation de leur situation.

[10]Dérive de l'hébreu בית לחם, beth leḥem : « maison du pain ». En latin maison se dit domus, us, f et a donné en français « dôme », « temple ». « Domicile » quant à lui, dérive de dominus, i, m, qui signifie « le propriétaire », « le maitre », « le seigneur », et le jour du seigneur « dimanche » ou « domingo » en espagnol

[11]A ce propos, voir l’ouvrage récemment publié de Bertrand Vergely Voyage en haute connaissance qui offre plusieurs pages magnifiques sur le Sauveur-Oint et qui oint.

[12]Instruction par demandes et réponses au 1e grade.

[13]Règle en 9 points – article IV Devoir envers l’humanité en général 

[14]Qu’on n’hésite pas, pour les frères du Québec, à prendre contact avec l’auteur pour obtenir les liens vers les manuscrits du bien connu fonds Bayot à la Bibliothèque nationale de France (BNF) numérisés sur Gallica. Un projet d’édition de ces manuscrits, avec leurs retranscriptions, est envisagé au Québec depuis quelques temps, quoique tous ces textes soient également disponibles à la commande sur le site https://www.lerectifie.com/

[15]Déjà en 1956, Marius Lepage, alors membre du GODF, écrivait à la fin de son ouvrage L’Ordre et les obédiences, histoire et doctrine de la Franc-maçonnerie, Dervy, 1993, p.132 :

«il n’y a rien de valable, en Maçonnerie, que (…) les racines métaphysiques [de l’Ordre] (…) Tout le reste n’est que mirages, œuvre des hommes, fausse initiation.

-          (…) mais les obédiences ? »

-          M’avez-vous donc si mal compris que vous confondiez encore l’Ordre et les obédiences ? 

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